La danse de l'ange rebelle

L’Homme et l’Univers

Tête d'une statue de Bouddha emprisonnée dans les racines d'un figuier des pagodes, dans les ruines de l'ancienne ville d'Ayutthaya en Thaïlande (Ilustration du texte L’Homme et l’Univers)

Illustration : Siripatwongpin

Plongé dans la réalité, l’individu ne peut s’en couper que partiellement, comme une cellule ne peut qu’être virtuellement séparée du reste de l’organisme dont elle fait partie intégrante et dont elle dépend intimement.

L’homme par le truchement de sa conscience s’imagine libre et indépendant et agit en tant que créateur.
On peut considérer cela comme sa fonction motrice de même que le cœur a une fonction particulière, qui est vitale à l’organisme mais perd tout son sens en-dehors de ce même organisme.

L’individualité consciente semble donc essentielle à la réalité humaine.
Il s’agit de sa manifestation d’être pour ne pas dire sa raison d’être.

Néanmoins, cette ambivalence entre unicité de l’individu et unité de l’univers peut être à la source de nombreux dilemmes, dans le cas où elle ne serait pas prise en compte avec lucidité.

Cela n’est d’ailleurs pas sans répercussions sur notre conception même du réel, qui se retrouve elle-même partagée entre, d’une part, un profond sentiment de communion avec le réel dont on possède une connaissance instinctive (non intellectuelle), et d’autre part, une conception très personnelle de cette même réalité que l’on pourra nommer notre « vérité », qui elle-même dépasse notre intellect.

Cette « vérité » apparaît alors comme le produit d’un ensemble de vécus et d’innés, amenant l’individu à s’identifier à telle ou telle croyance, tel ou tel préjugé, par le biais de choix personnels conscients ou inconscients et le poussant plus ou moins à se différencier de ses semblables ou au contraire à se relier à eux via une pensée commune.
Dans ce dernier cas, il y a encore différenciation, même si le poids du nombre peut faire perdre la conscience de relativité du savoir et amener l’individu conformiste à croire posséder la seule « vérité ».
Cependant par là, il nie une partie de sa singularité et surtout de sa créativité personnelle pouvant le rendre capable de se hisser au-delà des normes et des vérités établies.

Dans tous les cas, il s’agit pour l’être de réussir à élaborer une certaine conception du réel à laquelle il se relie et qui est censée influencer ses décisions, ses actes ; encore qu’elle soit aussi souvent utilisée pour interpréter ce qui a déjà été vécu, pour tenter de donner du sens, de justifier…
Il y a souvent en effet un abîme entre les causes de nos actes et les raisons que nous leur donnons.
Est entendu ici comme acte, toute manifestation humaine : actions physique, mais aussi pensées, sentiments…

L’être est ensuite à même de constater de nombreuses différences entre sa conception et celles d’autres individus, que cela génère en lui doute ou au contraire sursaut de conviction, suivant la confiance qu’il attribue à la justesse de sa pensée.

Dans tous les cas, ces conceptions sont construites à base d’idées, qui elles-mêmes constituent des scissions du réel.
Les idées même d’unité ou de réalité globale ne s’arrachent pas à cette règle puisque toute idée sert à désigner, et qu’en cela elle sépare le désignant du désigné.
Cette unité nous pouvons la deviner (ou la ressentir) sans pouvoir vraiment la connaître.

De plus, ces idées sont par la suite exprimées sous forme d’images ou de mots, ce qui tend encore à les dénaturer, en les éloignant de leur objet premier (un vécu).
En effet et pour suivre le modèle cartésien, de manière descendante, nous passons d’une réalité globale à une multitude de sous-systèmes, cela de manière plus ou moins pertinente.

Ces sous-systèmes sont ensuite eux-mêmes exprimés par le biais d’un langage qui sous-entend tacitement un certain nombre de préjugés.

Il est en effet important d’être conscient du niveau de conditionnement causé par notre langage sur notre façon de concevoir le réel, étant donné que c’est lui qui met à notre disposition un certain nombre de concepts, desquels nous devons nous arranger. On ne pense sans doute pas de la même façon en sanskrit, qu’en latin ou encore en aztèque.

Tout cela peut au final nous amener à l’idée d’illusion, pour peu que nous prenions conscience du caractère extrêmement aléatoire de ce que nous nommons « vérité ». Plusieurs systèmes d’interprétations coexistent, tous semblant se valoir dans l’absolu, on peut finir par décider qu’aucun ne vaut rien.

Pour celui se focalisant sur son individualité et sa conception subjective du réel ; tout en étant conscient de l’importance de sa part de relativité, il peut venir en effet un sentiment de néant, rien ne permettant de donner un sens tangible au vécu.
Rien de « solide », de consistant ne semblant se profiler derrière le flou artistique de la conscience.

Celui parvenu à ce sentiment, aura oublié sa part d’universalité et son instinct du réel.
Il est vrai que cet instinct dépasse sa conscience égotique et semble difficilement communicable, tandis pourtant qu’il le partage avec le reste des êtres vivants.

On peut même penser que son malaise provient du contraste entre ces deux niveaux de réalité ; la conscience personnelle semblant dévalorisée par rapport à une « conscience universelle ». Je m’identifie à ce que je pense et me rendant compte que ce que je pense est très superficiel et subjectif, je ne sais plus qui je suis.

L’attitude contraire peut aussi exister, quand le prisme de la conscience est complètement rejeté par l’être, qui tente de se fondre dans sa part d’universalité.
Il rejette la part d’illusion, d’erreur (en fait de relativité), et en cela il nie une partie de sa propre réalité, au nom d’une réalité jugée supérieure.
En cela, on peut dire que l’être refuse de jouer le « Je », sans vraiment y arriver, puisque cette décision même le trahit, en tant que choix individuel.

Ce faisant, dans une certaine mesure, l’être perd une partie du sens même de son existence, qui consiste à juger et trancher selon des critères, certes discutables, mais essentiels à son activité au sein du réel. « Respirer, c’est juger ! », affirmait Albert Camus.

Dans les deux cas et pour des raisons apparemment opposées, il y a rejet d’une part du réel, ce rejet s’accompagnant le plus souvent d’un rejet plus général de l’existence.
Ce dernier pouvant lui-même se manifester de manières très distinctes, arborant même trop souvent un aspect faussement « lumineux ».
En cela, ceux qui pour les mêmes raisons s’affichent ouvertement comme désespérés et/ou destructeurs ont paradoxalement le mérite d’être plus clairs !
Avec eux, au moins, on sait à quoi s’en tenir !

Au final, cette double-nature, unité et unicité de l’être humain, en fait toute sa complexité et sa richesse.
Mais pour peu que tout en en étant conscient, il ne développe pas la souplesse d’esprit nécessaire pour accepter et vivre ces deux natures simultanément, elles risquent alors de devenir source de douloureux errements…

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