La danse de l'ange rebelle

La danse de l’ange rebelle

Emile Bernard  - Satan est mort ; renais, ô Lucifer céleste ! (Ilustration du texte La danse de l’ange rebelle)

Illustration : Emile Bernard

Il est commun aussi bien pour la « sagesse populaire » que dans les hautes sphères de la spiritualité et de la philosophie, de considérer l’orgueil comme un vice, voire comme le pire d’entre eux.

En effet, celui (ou celle) qui se sent supérieur aux autres, peut bien être tenté d’abuser de cette supériorité et manquer ensuite de respect envers ses semblables, se comportant comme une sorte de maître des marionnettes.

Par ailleurs, sa simple prétention à la supériorité (ou à la différence), peut rappeler désagréablement à certains leur propre médiocrité et la lâcheté avec laquelle ils ont abandonné leur idéal.

Ce sentiment d’orgueil peut être assimilé à une volonté (satisfaite ou non) de se démarquer de ses semblables d’une manière ou d’une autre, avec l’idée de parvenir ainsi à une certaine transcendance.

C’est aussi une façon de refuser ses propres limites et plus généralement toutes formes de conditionnements (naturels, sociaux, etc.).

Il n’est pas impossible, par ailleurs, de voir apparaître ce sentiment chez des personnes se ressentant initialement comme inférieures et qui cherchant à s’élever d’abord au niveau des autres, continuent ce mouvement d’ascension… pour ensuite les dépasser !

Quoi qu’il en soit, si on ne tarit pas de reproches chez les sages quand il s’agit de critiquer l’orgueil, d’un autre côté ces mêmes sages arrivent difficilement à cacher ce sentiment.

Toute la stratégie est alors de revêtir le masque de l’humilité et de la modestie, ou encore de parler de magnanimité ou de noblesse d’esprit, sortes d’orgueil codifié, alors jugé sous ce nouvel aspect comme très respectable.

En quittant nos « sages », nous verrons que certains aspirant à cette élévation ne manquent pas non plus de ruse, quand ils prétendent uniquement à la différence, refusant de revendiquer une quelconque supériorité.

Pourtant, qui a une idée des sacrifices et des difficultés rencontrées par l’être réellement différent comprendra mal que l’on puisse subir tout cela sans obtenir quelque chose en contrepartie !

Pourquoi diable être différent, si vous ne pensez pas que cette différence vous améliore d’une quelconque façon et vous rend préférable à ceux choisissant la facilité ?

Après tout, est-ce que le conformisme et la soumission ne seraient pas des modes de vie bien plus confortables ?

Bref, beaucoup d’hypocrisie ! Et pourquoi ?

Est-ce que celui qui consacre (c’est bien le mot) son existence à un combat solitaire contre les évidences, les certitudes et servitudes – refusant de se soumettre aux règles du jeu, préférant toujours la voie de la dissidence à celle de la complaisance et de la sociabilité – est-ce que celui-là n’est-il pas plus méritant que les autres ?

Il a certainement le mérite de combattre, même si ce combat peut être considéré comme illusoire et absurde pour des esprits étriqués, puisqu’il ne semble rien apporter « concrètement ».

Qu’on ne se trompe pas non plus sur ces propos.
Il n’est pas ici confondu cet état, qualifiable de non-conformisme ou encore d’« étrangeté », avec celui d’anticonformisme et d’excentricité qui relève lui d’une attitude superficielle et grégaire, par assimilation à une tendance minoritaire, ayant des codes déjà établis.

Il faut d’ailleurs noter que le fait de s’associer à un groupe minoritaire a assez souvent un effet contraire, puisque en général plus le groupe social auquel on s’identifie est petit, plus le degré de liberté individuelle y est faible. Nous sommes alors poussés à acquérir une attitude très réglementée (tacitement ou non), avec les « bonnes » idées et « bons » goûts à avoir, ainsi que les « bons » comportements et l’inévitable uniforme qui convient.

Le cas de figure présenté ici ne fait donc pas écho à une attitude minoritaire mais solitaire, ce qui exclut toute possibilité d’élitisme social.

Tout au plus peut-il y avoir ici un sentiment fraternel reliant les différents individus, chacun continuant à défendre farouchement son indépendance et son originalité.

De plus, assez souvent l’individu touché par cet appel vers le haut vit cela comme une fatalité, ignorant lui-même les véritables causes de cet engagement parfois si pénible à vivre, mais qui semble lui apporter un « quelque chose » de si précieux qui fait qu’il n’imagine plus s’en passer dès lors qu’il y a goûté, cependant qu’il est bien incapable d’exprimer de quoi il s’agit !

Est-ce là le fameux trésor des enfers ? Ou le feu prométhéen dérobé aux dieux de l’Olympe ?

On préviendra aussi du risque de devenir fou, à force de vouloir de se démarquer si radicalement du commun des mortels. Certes ! Mais est-ce qu’un fou ne vaut pas mieux qu’un automate ? Cette folie est peut-être bien le suprême état de dissidence, puisque subversive par essence. Pour les esprits grégaires, le fou (ou l’étranger) est dérangeant par sa simple présence, sans même avoir à ouvrir la bouche. Ce n’est donc pas un risque mais un but.

Quant à la « folie furieuse », elle n’est pas à exclure, puisque plus l’être s’élève, plus le moindre faux pas lui est périlleux et peut même lui être fatal. Est-ce que cet être-là ne peut-il pas alors devenir dangereux pour le reste de l’humanité (on pense à des cas historiques) ?

Certainement, mais qui est à blâmer ? Le précurseur de cette spirale de destruction ou tous les « bons petits militants » qui se soumettent aveuglément à ses directives, si habitués qu’ils sont à agir sans vraiment réfléchir et profitant allègrement de la déresponsabilisation apportée par les « vertus » de la discipline pour assouvir leurs plus bas instincts. Que ferait le tyran isolé, sans armée à ses pieds ?

Cette volonté de dissidence est en fait même diamétralement opposée à tout fascisme, puisque la première place l’individu au centre de son édifice, quand la deuxième le considère comme une simple pièce de l’édifice, manipulable à souhait. En fait, le véritable orgueil interdit même le pouvoir social, puisque cela reviendrait pour l’individu à avouer sa dépendance.

Il existe aussi d’autres cas, où la même personne, loin de passer pour folle, semble bénéficier d’une aura de sagesse, ce qui n’a rien de contradictoire si l’on juge que la sagesse n’est rien d’autre qu’une forme esthétisée de la folie.

Celui qui faisait peur à l’instant, est maintenant séduisant et fascinant pour les autres, sa supériorité étant plus ou moins acceptée, on vient vers lui comme à une source de ce « quelque chose » dont nous parlions plus haut.

Ce pouvoir de séduction du sage peut se faire pour le meilleur, quand elle crée chez autrui une égale aspiration à la prise de hauteur (rôle d’« initiateur »), ou pour le pire, lorsqu’elle en fait au contraire un disciple soumis et idolâtre (rôle de « guide »).

Au final, cette quête de différence et de transcendance, quand bien même nous ne pouvons la dissocier honnêtement de l’orgueil, n’a rien de honteuse. C’est bien plus une volonté de se dépasser soi-même que de dépasser les autres.

Elle contient par contre de réels dangers comme on l’a vu, et l’être parvenu à une certaine « altitude » pourrait bien avoir les jambes qui tremblent, pris de vertige, s’il daigne tourner son regard vers l’abîme d’où il vient.

Mais nul doute que celui sincèrement épris de liberté et de transcendance ne s’y trompera pas quand il s’agira d’entrer dans la danse de l’ange rebelle !


Le voyageur – « Plus de sentier ! Abîme tout autour et silence de mort ! » – Tu l’as voulu ! Du sentier s’est détournée ta volonté ! Allez, voyageur ! Aie le regard froid et clair ! Tu es perdu, si tu crois au danger. (Friedrich Nietzsche – « le Gai Savoir »)

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