La danse de l'ange rebelle

Le trésor des Enfers

Nicolas-Guy-Antoine Brenet - Prométhée (Ilustration du texte Le trésor des Enfers)

Illustration : Nicolas-Guy-Antoine Brenet

Pour compléter le texte précédent, en tentant d’expliquer ce qui peut pousser un individu dans cette quête de la dissidence, il nous faut peut-être commencer par de nouveau préciser ce qu’est effectivement cet état.

Il est en effet possible de le confondre avec une attitude d’anticonformisme superficiel, ou d’excentricité. Cette attitude est courante et est presque devenue aujourd’hui une norme, ce qui en exclut donc toute réelle dissidence.

Pour prendre une image, si dans des sociétés aujourd’hui jugées archaïques, lors d’un repas pris en commun, un plat unique trônait au milieu des hôtes, il est de nos jours commun que chacun des participants au repas affirme ce qu’il estime être SES goûts.

Certains privilégieront un quelconque « fast-food », quand d’autres ne jureront que par la nourriture « bio », le végétarisme ou que sais-je encore… Tout cela ne les empêchera pas d’être tous réunis autour d’un même repas qu’ils auront le sentiment de « partager ».

Ceci est un exemple parmi tant d’autres, mais symbolise l’individualisme vulgaire et superficiel qui est souvent cultivé, et qui fait qu’une certaine forme d’exotisme est même le plus souvent bien perçue. Les bourgeois gentilshommes semblent ainsi vouloir acquérir leurs lettres de noblesse…

Comme l’évoquait déjà Schopenhauer, toutes les distractions sont bonnes pour tromper l’ennui des esprits vides… Et ne sommes-nous pas dans ce que l’on nomme la « société des loisirs » ?

Dans ce contexte, il faut donc rappeler qu’un esprit réellement dissident ne se contentera pas de choisir entre différents chemins s’offrant à ses pas, mais niera souverainement l’existence même de chemins, ne percevant que contrées vierges et sauvages dans lesquelles aller se perdre.

Il ne cherchera donc pas son étoile parmi toutes celles observables dans la voûte céleste, mais veillera à être sa propre étoile, son propre destin.

Pour revenir sur notre image du repas pris en commun, l’être dissident ayant choisi l’exclusion, ne sera pas présent autour de la table, ou s’il s’y trouve, s’y sentira étranger, non par le contenu de son assiette mais par son sentiment de non communion avec ses congénères.

Cette différence est bien plus profonde qu’un simple déguisement de convenance. Cette auto-exclusion est comparable à un deuxième sevrage. Quand le premier nous sépare de l’osmose maternelle, celui-ci nous sépare de ce qui nous apparaît comme « humain » et nous associant à nos prétendus semblables. Il nous enseigne notre profonde étrangeté et notre intime solitude.

Tout sevrage étant douloureux et pouvant même s’avérer fatal – pour les adeptes du suicide ombilical – pourquoi alors se risquer dans les ténèbres et fuir la chaleur du troupeau, pourtant si confortable ?

Sans doute il y a d’abord ce besoin de libération de l’être refusant son conditionnement et les limites de son ego.

Quand nos bourgeois gentilshommes veulent affirmer ce qu’ils croient être LEUR personnalité en affichant certains goûts ou attitudes, l’esprit-libre cherche tout au contraire à cultiver un certain flou quant aux caractéristiques de son individualité qu’il s’efforce de transcender.

En brisant ses chaînes une par une, l’être se sent, par la même occasion, de plus en plus étranger dans un monde lui semblant peuplé de prisonniers, dont les moins inconscients de leur état, se contente de dessiner des fenêtres sur les parois de leur cellule. Mais c’est pourtant le marteau, bien plus que le pinceau, qui convient à l’esprit sincèrement révolté !

Bien au-delà de cette libération qui peut elle-même être ressentie comme un fardeau, tant elle nécessite d’efforts, il y a la nature paradoxale du réel. En effet, si en tournant le dos aux lumières superficielles du monde extérieur l’être s’isole et se coupe du monde, d’un autre côté en se rapprochant de sa nature profonde, il prend conscience de son caractère indéfini. Et ce faisant, il lui semble communier alors avec tout ce qui vit… La nature est un cercle !

Il appartient alors à chacun de décider si ce trésor-là ne vaut pas tous les Enfers de Dante qu’il nous faut traverser pour y parvenir ?

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