L’envol du phénix
Illustration : Enluminure médiévale
Nous avons vu dans le texte précédent comment nos actes font ce que nous sommes et donc la nécessité pour nous de veiller à trouver notre équilibre.
Pour aller plus loin, il nous faut aussi percevoir comment nous trouvons un écho de cela au niveau existentiel.
Effectivement, le fait de re-polariser l’être sur ce qu’il fait, revient également à accorder de l’importance à son « paraître ».
Contrairement à ce qu’on a encore tendance à laisser entendre, ce « paraître » loin de s’opposer à l’« être » en fait pleinement partie puisqu’il est directement associé à ses actes qui marquent son passage dans le monde.
Certes l’activité interne du psychisme, qu’elle soit consciente ou non (rêve, réflexion, méditation…) est essentielle et elle ne s’extériorise pas toujours directement. Mais étant donné que cette activité psychique est incluse dans le flux de conscience qui mène l’individu à s’extérioriser de telle ou telle façon, elle aussi, reste indirectement reliée à ses actes, donc à son paraître.
En contrepartie l’ensemble des influences externes que reçoit l’individu de son environnement contribuera à stimuler sa vie intérieure. Au sein de l’interdépendance universelle la coupure vie intérieure/vie extérieure est purement théorique.
Tout cela nous amène donc à prendre conscience de l’importance de nos actes (donc de nous-même), tout en révélant également le caractère superficiel de nos rapports avec nos semblables.
En effet, ces derniers ne nous connaissent que par ce qu’ils voient de nous et ignorent le plus souvent tout le processus interne nous amenant à paraître au monde de telle ou telle façon.
Cette tendance étant encore accentuée par le fait que loin d’observer les autres de manière objective, il faut encore que nous modifions l’image qu’ils nous envoient, par un phénomène d’interprétation dans lequel les sentiments prennent généralement le dessus sur la raison.
Dans ce contexte il nous est pour le moins difficile de maîtriser la portée de nos actes.
Quand bien même nous arriverions à contrôler à peu près l’image que nous donnons ; la façon dont les autres percevront effectivement cette image nous restera encore imprévisible.
De notre côté, nous fonctionnons évidemment de manière identique. Nous jugeons les autres avant tout sur ce qu’ils font. Et quand bien même nous souhaitons les connaître plus intimement, ce sont encore leurs actes, paroles, etc. que nous utilisons comme révélateurs de cette intimité.
Il est d’ailleurs assez rare que nous fassions sincèrement l’effort de redescendre à la source de ce paraître. Comme de mauvais jardiniers nous préférons juger l’arbre à ses fruits plutôt qu’à ses racines. Tout cela manque de profondeur, et les jugements sont souvent aussi péremptoires qu’ils sont superficiels, la profondeur nous enseignant le doute.
Quoi qu’il en soit nous parvenons à une vision « objective » de nos semblables, puisque comme des objets nous les définissons tacitement par un ensemble de caractéristiques que nous avons établies, à juste titre ou non, de l’expérience que nous en avons eue par le passé.
En effet, un être peut bien être objet d’amour, de haine, de désir, de crainte… il n’en reste pas moins « objet », ces différents sentiments étant provoqués par ce que nous avons cru percevoir d’une personne (ou d’un groupe de personnes) et tendent à nier leur droit/aptitude à être autrement. Et le fait que nombre de ces personnes ne nous donne jamais l’occasion de constater une transformation effective de leur paraître nous renforce dans cette opinion. La boucle est bouclée et nous continuons à tourner en rond !
De plus, il n’y a pas là vraiment de quoi s’étonner puisqu’on y retrouve notre tendance générale à tout simplifier, la réalité étant soumise au prisme de notre conscience.
Et puis nos sentiments nous viennent en aide puisqu’ils arrivent sans difficulté à esthétiser et donner du volume à ce « schéma d’autrui » et même à lui donner des allures d’intime connaissance de l’autre. Après tout, nous n’en sommes plus à une illusion près !
Cependant s’il nous est aisé d’accepter cela tant qu’il s’agit de nous qui observons et jugeons les autres, à l’inverse le fait de savoir que les autres nous perçoivent de manière similaire a de quoi nous déranger et même nous révolter !
Qui voudrait être perçu comme un objet défini par un ensemble limité de caractéristiques, qui nous paraîtront toujours caricaturales et liberticides ? Nous voulons au contraire revendiquer notre droit à être autre chose que ce que les autres perçoivent de nous et prôner ainsi notre mystère intime.
Souvent l’être conscient de ce fait revêtira une attitude pudique si ce n’est défiante, visant à compliquer la tâche de ceux qui voudraient le déterminer clairement. Comme le photon des physiciens, qui « meurt » dès qu’on l’aperçoit, nous cultivons un certain flou quantique pour ne pas périr sous le regard déterminant d’autrui.
Cela peut prendre la forme de l’inhibition mais aussi de l’exhibition si l’être choisit délibérément de fournir à autrui une image qu’il sait biaisée, tout en cultivant intérieurement son jardin secret.
Mais ceci peut alors devenir très frustrant si l’être ne peut jamais extérioriser ce qu’il se sent vraiment être. On plante alors de nouvelles graines dans notre jardin sans pouvoir jamais laisser l’arbre arriver à maturité ce qui risquerait de modifier radicalement notre paraître et, ce faisant, troubler voire fâcher notre entourage.
Une autre stratégie est de multiplier les « je » en adoptant des comportements bien différents suivant notre entourage, les circonstances, etc.
Si cette attitude est très marquée, elle complique le possible et est donc très difficile à vivre, pour se révéler au final tout aussi restrictive, si ce sont toujours les mêmes « je » que nous arborons. Le prisonnier à maintenant plusieurs cellules à sa disposition… mais il est toujours en prison !
Le véritable enjeu est donc de réussir à transcender cette image que les autres ont de nous et qui pèse sur notre être intérieur comme une fatalité inacceptable.
Pour ce faire, un exercice d’introspection nous aidera à redescendre à la racine de nos comportements pour comprendre la façon dont nous nous conditionnons.
Un certain détachement vis-à-vis des personnes de notre entourage nous permettra également d’accepter l’idée de les décevoir, au risque de les perdre. Nous ne pouvons réellement les perdre puisqu’elles ne nous ont jamais appartenu, pas plus que nous ne leur appartenons.
Toute réelle transformation intérieure passe par une transformation extérieure dans un but d’adéquation. Il faut accepter de modifier notre entourage pour échapper au joug du regard d’autrui. C’est dire si la liberté est une déesse exigeante !
Et pour faciliter cette tâche à autrui, nous pouvons nous-même veiller à mieux tolérer les évolutions (même importantes) des personnes auxquelles nous sommes « attachés » sans que notre regard n’en devienne accusateur. Si nous ne nous sentons plus d’affinités avec cette « nouvelle » personne, alors nos chemins peuvent se décroiser comme ils se sont croisés, chacun continuant sa route.
En tant que symbole initiatique, la métaphore du phénix renaissant de ses cendres est à méditer.
Comme lui, nous pouvons nous jeter dans les flammes du feu sacré qui nous anime, pour nous abandonner momentanément au chaos et aux ténèbres de la nuit de l’âme, pour ensuite renaître sous un nouveau jour, régénérés et libérés.
Cette phase nocturne de l’âme nous permet comme son homologue de percevoir la multitude, sinon l’infinité du réel.
Devise alchimique : I.N.R.I. : Igne Natura Renovatur Integra (La nature est renouvelée intégralement par le feu).
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