Le prince des nuées
Pour être fixé sur le problème de la liberté individuelle, il nous faut tout d’abord redescendre à l’origine de nos pensées et de nos actes.
Pour ce faire, nous pouvons nous inspirer du modèle cartésien en commençant par nier, à priori, toute vérité pour mieux ensuite la retrouver.
Ainsi ce que nous nommons « réel » se résume à un ensemble de vécus : pensées, émotions, sentiments… Tous émergeant à notre conscience et que nous ne pouvons donc difficilement nier quelle que soit leur nature.
Prétendre ensuite qu’il y a un « je » qui pense est une hypothèse difficilement démontrable, à moins qu’on ne l’associe complètement à ces pensées elles-mêmes qui sont la seule réalité certaine.
Ce « je » nous sert alors à englober toutes ces pensées en une seule entité, sans pour autant être à leur origine, car il serait alors sa propre origine.
Dans notre vécu quotidien, nous semblons constater un jeu de causes à effets et d’interdépendances. Tels événements provoquant tels autres. Ce que nous observons est en fait un enchaînement d’événements, ou plus exactement une continuité ; l’idée de causalité étant une interprétation apportée à cette observation qui nous permet de relier ce que nous avons nous-même scindé en partant du principe que ces événements constituent des réalités séparées (ce qui est une abstraction).
Néanmoins, si nous considérons que ce principe de causalité est exact (dans le sens où il se vérifie dans l’expérience), nous devons alors considérer que chacun des événements qui se trouvent être à l’origine de tel autre événement, doit lui-même avoir été causé, et ainsi de suite.
Nous ne pouvons déterminer de cause initiale, à moins de nous contre-dire, puisque cette cause initiale serait un événement non causé, donc en contradiction avec le principe qui nous a mené à elle…
Si nous oublions cette conception de causalité pour revenir à notre vécu « brut » qui est l’observation d’un flux continu d’évènements, nous ne sommes pas plus avancés.
Cette continuité du temps a-t-elle un début ou non ?
Cela nous mène soit à la notion de Néant (avant le début, s’il y en a un), soit à celle d’Infini (il n’y a alors pas de début).
Ces deux notions nous échappent à nous autres êtres existants et limités… Et ne peuvent donc que rester des abstractions.
De plus, nous sommes partis du principe que l’ensemble des événements ne constitue en fait rien d’autre que notre vécu et rien ne nous permet de dire que les règles internes de ce vécu s’appliquent également au vécu lui-même.
Ainsi un rêve possède ses propres règles qui lui donnent une certaine cohérence, mais ce n’est pas en suivant ces règles que nous devons chercher à comprendre la cause du rêve lui-même, mais en suivant des règles qui lui sont extérieures (ici, celles gouvernant le rêveur).
Pour l’origine de ce vécu, nous avons donc deux possibilités.
Soit le principe du déterminisme est toujours valable et nous avons alors un ensemble de causes à effets dans lequel chacun de nos vécus survient nécessairement. Les choses ne peuvent pas arriver autrement que de la façon dont elles arrivent, tout est fermé.
Soit ce vécu n’est pas lui-même soumis à ce déterminisme et se génère lui-même sans cause, dans un principe de création pure. Dans ce cas, il nous faut prendre en compte la possibilité que chacun de nos actes ne soit pas forcément complètement déterminé.
Faute de pouvoir isoler expérimentalement un événement n’étant pas complètement déterminé, nous ne pouvons trancher entre ces deux possibilités.
Si nous revenons maintenant à notre expérience quotidienne pour essayer de trouver ce qui peut ou non, faire de nous des êtres libres…
Assez souvent l’idée de libre-volonté est associée à la notion d’auto-détermination.
Après réflexion (ou non), c’est moi qui décide de m’orienter vers telle ou telle potentialité de devenir. En effet, je peux expérimenter mon pouvoir sur la réalité dès lors que j’ai pris une décision et que j’agis en conséquence.
Toutefois, ce pouvoir apparent devient très limité si je considère que, si mes actes sont (au moins en partie) déterminés par ma volonté, l’ultime origine de cette volonté me reste elle-même inaccessible.
Je bute en fait sur la complexité du réel.
Nous venons de voir plus haut, que nous tombons soit sur un ensemble infini de causalités, soit sur un néant originel, si ce n’est un mélange des deux !
Dans tous les cas, cela dépasse notre conception et notre pouvoir individuel… à moins d’être un dieu omniscient et encore !
À supposer que je réussisse à échapper à tout conditionnement, ceci reviendrait alors à dire que ma volonté se générerait ex nihilo… Or si le fait que ma volonté ne soit pas déterminée me rend imprévisible, en quoi cela me rend plus libre ?
Dans un cas, comme dans l’autre, je veux ceci ou cela… mais dans le fond sais-je pourquoi ?
Qui plus est, si ma liberté consiste à ne pas être déterminé, que fais-je donc en exprimant ma volonté sinon me déterminer moi-même ? La liberté consisterait donc à choisir sa cellule de prison ? Au final, existe-t-il esprit moins libre, qu’un esprit volontaire ?
En cultivant un certain flou psychologique ainsi qu’en m’exerçant à me « régénérer » en plongeant dans les abîmes de mon être, je peux par contre gagner en sentiment de liberté…
Je peux ainsi cultiver mon mystère, surfer sur un océan d’incertitudes et avancer dans un brouillard m’évoquant le potentiel des possibles. J’évite le confort d’une identité trop bien définie, lui préférant une transmutation perpétuelle. Tout comme le nomade qui n’a pas de « chez lui », mais erre ici et là. Devenir plutôt qu’être !
Ainsi, loin de s’autodéterminer par l’expression d’une volonté claire et manifeste, l’esprit-libre se révélera par ses nombreuses hésitations et apparentes contradictions.
Prince des nuées, enfant de la brume, il errera sans objectif figé, laissant toujours sa part de mystère à un devenir qu’il veut toujours incertain.
Ce n’est que dans cet environnement nébuleux que toute création devient enfin possible, loin de toute (re)productivité.
Tout modèle à suivre est alors perçu comme aliénant et liberticide, quand bien même nous en sommes les géniteurs apparents.
Mais faut-il être doué d’une foi inébranlable en l’existence et être profondément amoureux du présent, pour adhérer à ces propos !
« Il se sentait alors de taille à tout faire, et à d’autres moments il était capable de tout oublier et de rêver avec un attendrissement et un élan nouveaux chez lui, d’écouter la pluie ou le vent, de contempler fixement une fleur ou le courant de la rivière : il ne comprenait rien et il sentait tout, emporté par un mouvement de sympathie, de curiosité, de volonté de comprendre, entraîné de son propre moi vers un autre, vers l’univers, le mystère et le sacrement, vers la beauté douloureuse du jeu du monde phénoménal. » (Hermann HESSE « Le Jeu des Perles de Verre »)
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