Esprit-libre : humain ou surhumain ?
Illustration : Jean-Baptiste Chapuy
Nous avons vu que peu de place est laissée à notre libre-arbitre.
Nous ignorons l’origine de la majorité de nos actes et pensées et pour ceux restant elle nous est qu’en partie connue.
Nous avons vu également comment nous nous identifions tout au long de notre existence à certains goûts, certains préjugés, certaines personnes… en perdant à chaque fois une partie de notre indépendance.
Que certaines idées auxquelles nous adhérons soient critiquées et nous réagissons comme s’il s’agissait de nous-même qui étions critiqués.
Certains de nos proches disparaissent et là encore nous avons l’impression que c’est nous-même qui mourrons en partie avec eux.
Les exemples se multiplient et on aurait même tendance à dire que tout cela est après tout « humain » d’un air d’acceptation et de fatalisme passif.
Soit ! C’est même une attitude courageuse si on veut, mais il ne faudra pas alors venir se plaindre quand l’instant suivant ces comportements si « humains » en viendront à nous faire souffrir.
Nous avons choisi de nous conformer à certains comportements qui nous ont été présentés comme « naturels » et devons donc ensuite assumer ce choix.
Tout cela est par ailleurs éphémère. Nous changeons de goûts, d’opinions, d’amis et les lois de la vie semblent vouloir compromettre sans cesse l’ordre établi, dans une fuite en avant dans laquelle seul le changement apparaît comme permanent.
Nous voulons nous « caser » dans une petite vie confortable et bien réglée où tout est à sa place et où tout est conforme à notre idéal grégaire. Et aussitôt que nous approchons de notre but, voilà que la « maison » prend feu !
Dans ce contexte comment un esprit lucide, aspirant à l’indépendance et à un bien-être durable peut-il réagir ?
Sans doute la question ne se pose pas pour un esprit-libre.
Nuls efforts lui sont nécessaires pour cultiver le détachement puisqu’il ressent viscéralement chacun de ses attachements comme une brique de sa prison, dont il se méfie donc de manière spontanée.
Devra-t-il alors vivre en ermite, coupé de toute vie sociale et active, se vouant à une vie purement contemplative ?
Si c’est le cas, peut-être arrivera-t-il alors à une certaine paix intérieure, mais à quel prix !?
On conçoit mal qu’il ne puisse jamais ressentir le besoin d’agir et de communiquer, bref de jouer le « je ». Et il risque alors de se sentir bien seul, quand il observera le monde du haut de sa tour d’ivoire.
Par ailleurs le principe de liberté exige-t-il ce retrait total ?
Faut-il en effet se tenir à l’écart des mouvements de la vie, sous prétexte qu’une prétendue claire-voyance nous permet de comprendre intuitivement ce qui se trame ?
On en arrive alors à la situation absurde de celui qui, après maintes expériences et observations, étant enfin parvenu à deviner les règles du jeu dans lequel il est manifestement enrôlé, déciderait à ce moment même de quitter la partie !
Il lui faudra donc faire preuve de plus de courage pour accepter d’affronter ces mouvements mettant souvent à dure épreuve sa sensibilité, mais contre lesquels il sera armé de sa connaissance.
Actif, généreux, il aura alors tout le loisir de communiquer et partager sa richesse intérieure en jouissant de l’instant présent sans s’illusionner sur le caractère éphémère de toute chose.
Sans prétendre être un guide, un sage ou quoi que ce soit de ce genre, son regard avisé lui permettra d’aider ceux qui le voudront, et là où ils en ont besoin.
Il sera étranger à tout désir et réaction épidermique, comme à toute croyance et opinion bornée, son esprit répugnant à se laisser diriger ou enfermer dans ce genre de carcans.
Une connaissance intime des secrets de la vie lui permettra de parer aux diverses situations, en s’adaptant aux préjugés de ses interlocuteurs pour leur parler dans leur langage, ainsi qu’aux circonstances extérieures avec spontanéité.
En fait, aussi libre et flexible sur la forme que solide et dense dans les tréfonds de son être.
Produire sans s’approprier,
Agir sans rien attendre,
Guider sans contraindre,
Voilà la vertu suprême. »
(Lao-tseu – « Tao tö king »)
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